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— En Bretagne ? Vous êtes sûrs de vous ?
Le capitaine Murra avait lu la lettre de Sextus Cogles, puis détaillé les deux voyageurs. La peau du marin était aussi tannée que le vieux bonnet de cuir qu’il déplaça sur son crâne chauve.
— Drôle de destination. J’ai plutôt l’habitude de ramener des Bretons chez nous que le contraire. C’est la saison des combats. Un été particulièrement dur, à ce qu’on raconte. La vermine a débarqué en force. On m’a même dit qu’au nord les Saxons se sont alliés aux Pictes.
— Je rejoins mon frère, répondit calmement Azilis. Il se bat dans l’armée d’Ambrosius.
— Je ne discute pas les ordres, Niniane Sennia. Sextus Cogles me dit de vous embarquer, je vous embarque. Je tenais à vous prévenir, voilà tout. Et puis il n’y a pas que les Saxons et les Pictes. Les Scots d’Irlande profitent de la panique : raids sur les côtes, pillages. Je connais plus d’un bon garçon qui trime chez eux comme esclave aujourd’hui. Alors vous voyez, la traversée risque d’être musclée. Mais mes hommes savent se battre, on a tous tué du pirate et la Bonne Dame nous a protégés.
Il se signa.
— Prie, domna, pour qu’elle veille sur nous demain. On partira à la première heure avec la marée. Et si Dieu le veut on arrivera avant le coucher du soleil.
— Où débarquerons-nous ? s’enquit Azilis.
— À Portus Adurni[52].
— Très bien. Ce n’est pas très loin de Venta, je crois ?
— En effet, répliqua Murra. En attendant le départ, je vous suggère de prendre une chambre dans une auberge du port. Je n’ai rien à vous offrir de confortable à bord.
Ils embarquèrent les chevaux et les bagages sur l’oneraria de Sextus, un grand voilier à quille ronde, puis déambulèrent sur le port.
Azilis, anxieuse, jetait autour d’elle des regards distraits. Des échoppes proposaient poissons frais et crustacés, des hommes réparaient des filets, on vendait aux marins du vin bon marché. Kian, lui, se noyait dans la contemplation de la mer et se laissait mordre le visage par le sel d’une brise soutenue.
Ils remontèrent dans le fort de Coriallo. Azilis y choisit un établissement soigné. Ils venaient de passer trois nuits dans les chambrées communes de relais médiocres. La fille d’Appius Sennius les avait supportées sans rechigner. Mais, ce soir-là, elle voulait un peu de confort avant le saut dans l’inconnu.
Ils quittèrent rapidement la table pour gagner leur chambre particulière, où ils se couchèrent dans un silence pesant. Depuis Abrinca, leurs discussions se réduisaient au strict nécessaire. Kian s’était muré dans le silence et Azilis, glacée par son mutisme, se trouvait réduite à utiliser un langage poli et coupant qu’elle se haïssait d’employer. Elle aurait voulu lui confier la sourde angoisse qui lui serrait le ventre mais s’en sentait incapable.
Posée sur le coffre qui séparait leurs lits, une lampe à huile projetait sa maigre lumière. Dès que Kian l’eut éteinte, l’anxiété d’Azilis s’accrut. Le bateau ventru l’avait impressionnée plus qu’elle ne l’aurait imaginé. Elle n’avait jamais pris la mer. Son père lui avait raconté des traversées houleuses qui avaient marqué son esprit. Les yeux grands ouverts dans l’obscurité, elle entendait résonner les paroles de Murra, se rappelait les mots de Sextus le premier soir où ils avaient logé chez lui : « Si le malheur voulait que mon bateau soit pris avec vous à son bord, vous n’auriez le choix qu’entre l’esclavage et la mort. »
Et si c’était cela qui les attendait ? Kian tué, elle prisonnière, soumise à l’esclavage, et Kaledvour aux mains de pirates scots ou – pire encore ! – de Saxons ? Ce pour quoi Aneurin avait vécu, ce pour quoi il était mort finirait entre les mains de ses ennemis. Pourtant, il n’était pas question de reculer.
Du dehors lui parvenaient des éclats de voix, des aboiements et des chants de marins. Elle tendit l’oreille, devina que Kian ne dormait pas. Soudain la solution apparut, lumineuse, évidente. Elle chuchota :
— Kian ?
— Oui ?
— Peux-tu me faire une promesse ?
Pas de réponse. Elle se redressa sur un coude.
— C’est important, reprit-elle.
— Quoi ?
— Si demain le navire est attaqué par des pirates et qu’ils sont vainqueurs, jure-moi que tu me tueras et que tu jetteras Kaledvour à la mer.
Il y eut un long silence. Enfin Kian chuchota :
— Je jetterai l’épée mais ne me demande pas de te tuer !
Elle s’assit sur le lit.
— Je t’en supplie, Kian ! Tu préfères me voir à leur merci ? Je deviendrai leur jouet, et puis ils me vendront comme esclave. C’est ce que tu veux pour moi ? C’est pour cela que tu m’as arrachée à Lucius Arvatenus ? Je préfère mourir. Je t’en prie, jure-le-moi !
— Tu te rends compte de ce que tu exiges ?
— Oui. Ce ne sont pas des paroles en l’air, je t’assure.
Elle l’entendit soupirer, devina que lui aussi s’était assis sur sa couche. Il murmura sourdement :
— Je le ferai. Je te le promets.
— Merci.
Les genoux serrés entre ses bras, elle contemplait l’obscurité en tentant d’imaginer le pire. Le bateau aux mains des barbares, peut-être un incendie, et Kian venant vers elle pour lui donner la mort. Elle le revit, égorgeant lentement Lucius, le regardant mourir sans ciller. Sa mort ressemblerait-elle à cela ?
— Tu ne m’égorgeras pas, hein ? Tu trouveras un autre moyen ?
— Azilis ! Arrête !
Elle eut tellement honte de sa question qu’elle s’interdit de le reprendre pour l’avoir appelée Azilis. Pourtant elle aurait aimé qu’il répondît. Il ajouta d’un ton brusque :
— Si je dois te tuer, je ferai tout pour que tu souffres le moins possible.
Elle n’osa pas l’interroger sur la mort qu’il lui réserverait mais elle se sentait presque rassurée. Presque. Autre chose la tourmentait. Une autre demande, qui étrangement lui coûtait plus encore.
Elle hésita puis appela à nouveau, très doucement :
— Kian ?
— Tu veux savoir comment je te tuerai ? Je t’assommerai puis je te briserai la nuque. Rapide et efficace. Sans doute le moins douloureux, mais personne ne peut en témoigner. Ça te va ?
Elle eut un rire nerveux.
— Parfait ! Parfait ! Je ne pouvais rêver mieux !
Lui aussi laissa échapper un rire bref. Elle inspira une grande bouffée d’air. Il fallait qu’elle le lui dise. Maintenant. Après, le moment serait passé.
— Tu sais ce que je regretterai le plus si je meurs demain ? Ce sera de t’avoir dit « non » dans la cave de Camulus et de mourir sans avoir connu l’amour.
Il ne répondit rien. Elle se mordit les lèvres. Son cœur battait au rythme d’un cheval au galop. Que pensait-il ? Le silence s’éternisait. Elle reprit :
— Kian ? Est-ce que tu voudrais…
— Quoi ? fit-il sèchement. Te faire perdre ta virginité ? Tu t’en mordras les doigts dès que nous aurons débarqué en Bretagne.
— C’est vraiment ce que tu crois ?
Elle se leva, franchit le court espace qui les séparait et s’assit près de lui dans la pénombre.
— C’est plus facile de jurer de me tuer que de m’apprendre l’amour ?
— Je te tuerai seulement si j’y suis contraint. Et puis je mourrai après toi. Alors que là…
Elle posa la main sur ses lèvres pour le faire taire, glissa vers son cou. Le cœur de Kian cognait contre la paume de sa main. Avait-il peur, lui aussi ? Elle se pencha, se serra contre lui, posa ses lèvres sur les siennes. Il ne bougea pas. Elle l’embrassa, doucement, tendrement. Il ne résista plus.
Azilis savait beaucoup de choses sur l’amour. À treize ans elle avait découvert et lu en cachette le rouleau de L’Art d’aimer d’Ovide que son père gardait sur une haute niche de sa bibliothèque. Les secrets de la séduction et du plaisir y étaient clairement expliqués. Elle avait aussi déniché des détails plus crus dans les poèmes de Martial ou dans le Satiricon de Pétrone – rangés encore plus haut. Et puis elle avait questionné Rhiannon sur les mystères du sexe pendant que l’Ancienne lui montrait comment préparer des philtres d’amour ou d’impuissance et – plus efficace ! – le breuvage amer à base de rue, d’ergot et de belladone qui tuait le fœtus indésirable.
Toutes ces connaissances théoriques lui revenaient en mémoire mais, étrangement, la coupaient de la réalité. La peur, l’appréhension et la timidité la rendaient insensible aux doux baisers de Kian, à ses mains tendres qui caressaient son corps. Elle ne retrouvait pas les sensations exquises qui l’avaient emportée à Condate et s’abandonna en silence, se mordant les lèvres pour ne pas crier.
Ensuite, Kian demeura silencieux, le visage enfoui dans son cou. Écrasée par son poids, elle le repoussa doucement. Il roula sur le côté et dit d’une voix sourde :
— Je t’ai fait mal.
Elle ne chercha pas à mentir.
— La première fois, c’est toujours comme ça, non ?
— Sans doute pas si c’est avec un homme que tu aimes.
Elle perçut son amertume, refusa de penser à Aneurin, refoula la peine et le doute qui s’insinuaient en elle. Elle passa la main dans les cheveux du jeune homme, caressa sa joue sans qu’il réagisse.
— Tu sais ce que ton père m’a dit avant de me confier ta garde ? chuchota-t-il enfin.
— Non.
— Que si j’osais ne serait-ce que penser coucher avec toi, il me ferait écorcher vif. Ensuite, il a ri et ajouté qu’il était sûr de ne jamais y être contraint mais qu’il préférait m’avertir, au cas où…
— Il n’aurait jamais fait une chose pareille, assura-t-elle.
— Bien sûr que si.
Il eut un rire sans joie.
— S’il avait pu lire dans mon esprit, je serais mort depuis longtemps.
Elle murmura :
— Je ne m’en suis jamais doutée.
— Parce que tu ne me voyais pas.
Il avait parlé sans amertume, comme on énonce une évidence. Elle se sentit submergée par la honte. Il lui fallut beaucoup de temps pour s’endormir.
* * *
Quand l’aubergiste cogna à leur porte, la faible lueur de l’aube filtrait à travers les volets. Azilis se réveilla en sursaut, émergeant d’un sommeil agité et nerveux.
Kian grogna en se serrant contre elle. Son cœur s’accéléra. Les terreurs qui l’avaient poussée dans ses bras lui parurent soudain excessives. Elle n’aurait jamais dû ! Et si elle attendait un enfant ? Obnubilée par son angoisse, elle n’avait même pas songé à cela ! Un rapide calcul la rassura. Si ce que Rhiannon lui avait appris sur la fertilité féminine était juste, elle ne risquait pas d’être enceinte.
Son regard se posa sur Kian qui s’était rendormi, le visage enfoui contre son épaule.
Quelle fatalité ironique l’avait offerte à Kian, elle qui avait rêvé de découvrir l’amour avec Aneurin ? Les choses auraient été fort différentes si son cousin l’avait aimée autant qu’elle l’aimait. Sa première expérience de l’amour aurait sans doute été moins étrange et moins difficile. Mais elle savait que regretter cela, c’était regretter une illusion. Les derniers moments passés avec Aneurin sur la route d’Abrinca lui avaient appris qu’il ne serait jamais son amant. Et aussi à quel point Kian comptait pour elle. Ce n’était pas le hasard qui venait de l’unir à lui.
Elle se leva et versa l’eau d’une cruche dans une bassine de terre pour une rapide toilette. Derrière elle, Kian se réveillait. Elle s’aspergea le visage.
Ce qui importait maintenant, c’était d’accomplir la promesse : remettre Kaledvour au Haut Roi.